Enseigner léger : retour vers le futur

Enseigner léger : retour vers le futur

Estelle Hélouin

Au début du siècle, Luke Meddings et Scott Thornbury (2009) encouragèrent les professeurs à se débarrasser de leurs livres de cours et autre matériel, afin d’utiliser les apprenants comme principale ressource dans la salle de classe. Depuis, non seulement les manuels et applis se sont multipliés, mais l’intelligence artificielle est en passe de se frayer une place non négligeable en classe de langue. Écartons-nous un moment de cette tornade virtuelle et considérons pourquoi une approche « légère » en matériel et riche en apprentissage est plus que jamais d’actualité.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Alors que j’entame la rédaction de cet article, je serais presque tentée de vérifier si ChatGPT pourrait le faire à ma place. Le logiciel serait-il capable de créer un article cohérent et intéressant ? Ce serait d’autant plus surprenant que mon moteur de recherche ne trouve toujours pas de publication en français sur l’approche Dogme (ibid) en classe de FLE…hormis mon premier article sur le sujet, qui date déjà de 2015 !

Alors pourquoi résister à la tentation ? Si vous le permettez, je commencerai par deux exemples (provenant d’émissions de radio anglaises), qui m’ont autant amusée que consternée.

Dans la première émission, on demandait à un comédien spécialiste de Shakespeare de lire à haute voix un poème d’amour qui avait été écrit selon les normes d’un sonnet et dans le style du célèbre auteur…par ChatGPT. Malgré la belle voix et la diction parfaite de l’artiste, la précision linguistique et la cohérence du poème, celui-ci n’a provoqué aucune émotion ni de la part de l’acteur, ni de son public. Pas plus d’émotions que si l’on lisait une définition dans un dictionnaire ou les instructions d’un appareil ménager !

Dans la deuxième, un auditeur écrivait aux présentateurs de l’émission pour leur demander conseil. ChatGPT lui avait permis de générer une lettre d’excuses adressée à sa femme, avec qui il s’était disputé. Il avait prétendu avoir écrit lui-même la missive, que l’épouse avait trouvée plutôt mignonne, de par son style ampoulé. Elle avait accepté ses excuses, lui demandant tout de même s’il était l’auteur de cette lettre. Il consultait les présentateurs pour savoir s’il devait avouer le subterfuge. Vous pouvez, j’en suis sûre, imaginer la réaction de ces derniers. Malgré l’aspect grotesque de cette anecdote, le résultat démontre encore une fois les limites non seulement du numérique, mais de tout type de matériel.

Retour à un régime pauvre en matériel

La conclusion de ces anecdotes semble évidente : un poème ou une lettre à sa conjointe sont censés venir du cœur et être personnels. De la même façon, l’écriture d’un article de ce genre doit refléter les idées de son autrice. On peut facilement faire un parallèle avec les manuels ou les applications qui n’ont pas été créés pour un groupe d’apprenants spécifique. Ce débat n’est pas nouveau : un professeur soucieux de la progression et de la motivation de ses étudiants adaptera toujours ses ressources à leurs besoins et intérêts. Alors, me direz-vous, pourquoi ne pas saisir les données nécessaires dans un logiciel (y compris le contexte, le niveau des étudiants, le langage à pratiquer) pour obtenir une activité sur mesure ? Pourquoi ne pas choisir parmi les multiples activités proposées par les manuels, leurs cahiers d’exercices, leurs livres pédagogiques, leurs espaces virtuels, les applications et sites Internet en tout genre ? Pour répondre à cette question, revoyons quelques principes fondamentaux de l’apprentissage d’une langue moderne, en particulier les principes du Dogme (ibid) ainsi que l’importance du travail sur le langage « émergent », c’est-à-dire le langage non-planifié qui provient des échanges spontanés entre les apprenants (Chinn & Norrington-Davies, 2023).

Les bienfaits des conversations spontanées

Quel étudiant n’a jamais appris une nouvelle expression qui n’était pas prévue dans le plan de leçon ? Qui n’a jamais été dans une situation où il ou elle devait improviser une partie de la leçon ou même une leçon entière ? Cela peut sembler bizarre, voire vexant, que ce type d’imprévu mène souvent à une session plus appréciée des participants que nos leçons structurées dans les moindres détails. Rien d’étonnant pourtant, si l’on prend en compte un des principes sous-jacents des approches centrées sur les apprenants : on apprend mieux lorsque le langage nous est fourni au moment où l’on en a besoin. Malheureusement, le développement exponentiel des ressources éducatives depuis la pandémie a contribué à limiter de plus en plus le temps disponible pour ces moments précieux.

Au-delà du besoin de communiquer, les conversations spontanées sont par définition source de motivation et sont plus susceptibles de générer des émotions (surprise, amusement, empathie), qui elles-mêmes sont un facteur essentiel d’apprentissage.

Bien entendu, il est bénéfique pour les étudiants, surtout aux niveaux les plus bas, de pratiquer des dialogues et expressions types afin de développer des automatismes. Cependant, s’exprimer sur un sujet et interagir avec d’autres sans préparation requiert des processus cognitifs et des compétences communicatives que l’on ne peut développer qu’en pratiquant…les conversations spontanées. Si vous rencontrez vos étudiants par hasard en dehors des leçons et engagez la conversation en français, vous saurez combien leur « vrai niveau » (c’est-à-dire ce qu’ils sont capables de dire sans préparation) est différent de leur niveau présumé lorsqu’ils travaillent sur un thème spécifique en classe, ou à fortiori, lorsqu’une application ne leur demande que de cliquer sur la bonne réponse.

Les contre-indications des ressources artificielles

Rappelons-nous ici que plus l’effort cognitif est minimal, plus l’apprentissage est restreint, même si le résultat (ou pire, les notes) nous donne une illusion de compétence, comme nous l’expliquent Soderstrom et Bjork (2017).

D’autre part, il est frappant d’observer comme les ressources numériques actuelles suivent très souvent des approches qui datent de plusieurs siècles, en particulier la méthode grammaire-traduction, avec tous les inconvénients qu’un apprentissage passif et hors contexte comporte.

En outre, les ressources extérieures, aussi perfectionnées soient-elles, ne permettent pas de reproduire un élément crucial à tout apprentissage : les aptitudes de l’enseignant à observer les réactions des étudiants (notamment des réactions non-verbales), à analyser leurs besoins immédiats et à répondre à ces besoins.

Il est vrai qu’un professeur débutant n’a pas nécessairement tous les outils pour improviser (des explications, une activité) en fonction des imprévus de la classe. Loin de moi l’idée de recommander aux nouveaux professeurs de ne pas planifier leurs leçons. Cependant, un excès de matériel non seulement rendra la préparation plus longue et complexe, mais surtout bloquera la créativité de l’enseignant. À l’inverse, la formation continue et le soutien proposé aux professeurs devraient leur permettre de se délester petit à petit du manuel et de développer leurs compétences à gérer les besoins émergents de leurs classes.

Comment recentrer le cours sur l’apprenant ?

En fonction du contexte dans lequel nous enseignons, nous pouvons être restreints par un programme ou du matériel imposé par notre établissement, la nature des cours proposés, les centres d’examens etc. Cependant, il est toujours possible d’opérer quelques simples modifications pour donner plus d’espace à la production orale spontanée et au travail sur le langage qu’elle génère.

On peut tout simplement alléger le plan de leçon en gardant plus de temps pour les déviations, les activités de pratique libre et la rétroaction, laquelle sera non seulement basée sur les points de langue planifiés mais aussi sur le langage émergent. La rétroaction étant une des interventions les plus efficaces pour l’apprentissage, il est essentiel de lui accorder suffisamment de place et d’attention (Boucher, 2015).

On peut utiliser les étudiants comme ressource avant d’utiliser le livre de cours. Il est aussi relativement facile de choisir les thèmes dans l’ordre naturel des besoins et intérêts des étudiants. Par exemple, si un étudiant revient d’un voyage à l’étranger, pourquoi ne pas lui poser des questions pour introduire le passé composé, même si celui-ci n’est prévu que dans deux chapitres ? Les exemples du livre peuvent ensuite servir de pratique supplémentaire ou bien les apprenants peuvent sélectionner eux-même les points qui leur sont utiles pour parler de leur dernier voyage.

Un autre exemple consiste à proposer aux apprenants de réagir naturellement aux écoutes, vidéos ou lectures qu’on leur propose, par exemple : qu’est-ce qui les a intéressés ou surpris ? Est-ce qu’il y a des expressions qu’ils voudraient réutiliser ? On se rend souvent compte en faisant cela (plutôt qu’en leur proposant des questions fermées sur des aspects choisis par le livre ou le professeur) que les étudiants sont plus enthousiastes, donc plus réceptifs, et qu’ils sélectionnent des points plus pertinents, dont ils se souviendront plus facilement.

Alors, on jette les livres et les applis ?

Comme toutes ressources, tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. En plus de limiter le nombre de ressources produites par un tiers, on peut les choisir après plutôt qu’avant la leçon, c’est-à-dire en réaction aux besoins des apprenants.

On peut aussi modifier beaucoup d’activités en ligne, telles que LearningApps ou Kahoot, en utilisant des exemples personnalisés.
Les étudiants adorent également produire leur propre quiz et les exercices produits par les apprenants s’adapterons forcément à leurs objectifs personnels.

Vous vous demandez peut-être si, en écrivant ces dernières lignes, je suis toujours tentée de vérifier si un agent intelligent pourrait le faire pour moi ? Je le ferai peut-être plus tard, par curiosité. En attendant, je profite des bienfaits que la réflexion et la recherche m’apportent et du plaisir que j’ai à me rappeler les moments où mes étudiants prononcent l’exclamation la plus agréable à entendre lorsque ça fait tilt : « Aaaaaah » !

Références :

Boucher, C. (2015) La Rétroaction : élément phare pour l’apprentissage de nos étudiants, https://pedagogie.uquebec.ca/le-tableau/la-retroaction-element-phare-pour-lapprentissage-de-nos-etudiants#:~:text=De%20fa%C3%A7on%20g%C3%A9n%C3%A9rale%2C%20la%20r%C3%A9troaction,moments%20du%20processus%20d'apprentissage, dernier accès 2023.

Chinn, R. & Norrington-Davies, D. (2023) Working with Emergent Language: Ideas and activities for developing your reactive skills in class

Hélouin, E. (2015) Enseigner léger ? IH Journal
https://ihworld.com/ih-journal/issues/issue-37/enseigner-l%C3%A9ger/ , dernier accès 2023

Meddings, L. & Thornbury, S. (2009) Teaching Unplugged: Dogme in English language teaching. Peaslake: Delta Publishing.

Soderstrom, N.C. & Bjork, R.A. (2017) Learning v Performance: An Integrative view, available from https://www.oxfordbibliographies.com/display/document/obo-9780199828340/obo-9780199828340-0081.xml, last reviewed 2017, dernier 2023

Estelle Hélouin – IHWO

Estelle est professeur de français langue étrangère, formatrice de professeurs de langues modernes et mentor. Elle est actuellement coordinatrice des langues modernes pour IHWO. Apprenante avide de langues (et de chant à ses heures perdues), elle se passionne pour l’apprentissage sous toutes ses formes Elle présente régulièrement des ateliers, notamment dans le cadre des webinaires de langues modernes de International House et s’intéresse particulièrement aux stratégies d’apprentissage et au développement professionnel.