Enseigner léger?

by Estelle Hélouin

Alors que les principes du “Dogme”, développés par Scott Thornbury et Luke Meddings sont déjà presque de l’histoire ancienne dans le monde anglophone, il semblerait qu’ils soient ignorés des enseignants du FLE : aucune trace, à ma connaissance, sur Internet et, au mieux, les professeurs de français en auraient juste entendu parlé. Ce phénomène serait-il tout simplement passé inaperçu ou est-il perçu comme inadapté à l’enseignement du français ?

Récapitulons

Mécontents des manuels d’anglais, insatisfaits des classes surchargées d’activités et pauvres en apprentissage et inspirés par le mouvement cinématographique Dogme (qui rejetait les effets spéciaux et autres artifices), Thornbury et Meddings ont développé un mouvement au début des années 2000 qui prônait un apprentissage basé principalement sur la conversation et utilisant comme principale ressource les étudiants, tout en débarrassant au maximum la classe de matériel préconçu, et en particulier des livres de cours.

Pourquoi enseigner léger ?

Trois piliers forment la base de l’enseignement Dogme : la conversation comme déclencheur principal de l’apprentissage, l’absence de matériel préconçu et le travail sur le langage “émergent”.

La conversation comme déclencheur de l’apprentissage

Tout d’abord, plusieurs recherches, dont beaucoup antérieures au mouvement Dogme (telles que celles d’Evelyn Hatch dans les années 70), tentent à prouver, d’une part, qu’il n’est pas possible de prédéterminer dans quel ordre on apprend différentes structures, et d’autre part, que l’apprentissage du langage nouveau vient du besoin de communiquer, et donc de la conversation et non l’inverse, comme c’est le cas dans beaucoup de méthodes traditionnelles, notamment le “PPP” (présentation d’abord, puis mise en pratique, puis finalement production plus libre). Ce principe n’est pas exclusif au Dogme, et était déjà l’un des piliers de l’apprentissage par les tâches “pur”, mais le Dogme va plus loin en se libérant des tâches, selon la définition de l’APLT, qui peuvent paraître artificielles et contraignantes.

Matériel “léger”

Il semble aller de soit que, plus on fournit d’activités différentes aux étudiants, moins il y a d’espace pour la discussion et moins chaque point est approfondi. Cela constitue une bonne raison pour, tout du moins, limiter la quantité de matériel utilisé. L’autre raison majeure que les fans du Dogme invoquent, est le manque de pertinence du type de matériel et d’activités proposé par les maisons d’édition. Non seulement il est rare que tous les sujets soient adaptés aux besoins et intérêts des étudiants, mais les contextes représentés sont souvent très éloignés de la réalité des étudiants. Il est vrai que ce dernier point s’applique peut-être davantage à l’anglais, qui est proportionnellement beaucoup plus utilisé en dehors qu’à l’intérieur des pays anglo-saxons, et qu’il semble par conséquent peu approprié de traiter de thèmes typiquement anglais et ne représentant qu’une certaine couche de la société. Cependant, en fonction des apprenants, de nombreux ouvrages de français en seront également coupables. L’exemple de la tâche “organiser une table de mariage” d’un livre relativement récent, dont je ne mentionnerai pas le nom, me saute toujours à l’esprit…

Langage “émergent”

Comme mentionné plus haut, il semble logique que le langage soit généré par la discussion et non l’inverse, comme c’est le cas pour notre langue maternelle. Cependant, alors que la grammaire et la syntaxe des enfants se construit naturellement et petit à petit autour des mots isolés, ceci ne peut pas être le cas pour un adulte apprenant une langue étrangère, d’une part parce qu’il ne sera jamais exposé aussi longtemps et intensément à la langue cible, mais parce les systèmes déjà ancrés de sa propre langue le rendront moins réceptif à l’acquisition de nouveaux systèmes. Toutefois, en portant l’attention des apprenants sur le langage qui émerge de leurs interactions et en les guidant pour l’analyser, il est possible de parer à ces handicaps.

Le pour…

Eviter l’étouffement par papier

Que ceux qui ont trouvé un livre qui s’adapte parfaitement aux besoins et intérêts de leurs étudiants lèvent la main ! Même s’ils ont l’habitude ou l’obligation d’utiliser un livre de cours, je n’ai pas encore rencontré de professeur qui utile le livre, tout le livre et rien que le livre. J’ai cependant observé de nombreux enseignants (à commencé par moi-même) qui rajoutaient de nombreuses feuilles d’exercices au matériel proposé par le livre. Ceci semble poser plus d’inconvénients que d’avantages. Pour ne citer que les principaux : la frustration des étudiants, qui ont dû acheter le livre, et qui n’en couvrent pas la moitié, le désordre que l’accumulation de documents peut créer (aussi bien dans les classeurs des étudiants que dans leur esprit), mais surtout le manque de temps pour s’attarder sur un point et le pratiquer suffisamment.

Saisir les opportunités d’apprentissage

Un matériel préconçu restreint l’apprentissage à des points prédéterminés, alors que des activités plus ouvertes permettent aux étudiants de découvrir à leur rythme les structures et expressions dont ils ont besoin ou envie au moment où surgit cette nécessité. On aura tous remarqué comme les étudiants sont motivés d’apprendre et comme ils mémorisent facilement des expressions dont ils ont soudainement besoin (typiquement “à vos souhaits” lorsque le professeur éternue), alors qu’ils prendront plusieurs leçons à mémoriser et/ou utiliser correctement des expressions ou structures qu’on a décidé de leur enseigner. Pourquoi donc ne pas créer tout simplement un contexte propice à la discussion et se focaliser sur le langage qui en découle ?

Les étudiants comme ressource

Si l’on centre ses leçons sur l’apprenant, ne devrions-nous pas commencer par les ressources qu’on utilise ? Ici encore, il semble évident qu’un texte choisi par un étudiant sera bien plus motivant qu’un document imposé par le professeur, ou pire, un livre. Même si l’on analyse les besoins des étudiants en début de cours, il paraît difficile de pouvoir le faire dans suffisamment de détails pour pouvoir s’assurer que les ressources proposées les intéressent réellement.

…et  le contre ?

Les professeurs inexpérimentés

Les détracteurs du Dogme avancent premièrement l’inexpérience des professeurs nouvellement qualifiés, qui n’ont pas eu l’opportunité de rechercher de manière approfondie de nombreux points de langue et ne sont donc pas à même de clarifier des points imprévus en situation de classe. Il est vrai qu’un nouveau professeur sera plus facilement déstabilisé par une question inattendue, cependant, rien ne force un enseignant à compléter un thème en une seule leçon, il est donc possible pour le professeur de reprendre certains points à la leçon suivante, lui donnant ainsi le temps d’analyser la langue en fonction de ses besoins et de réfléchir à la manière dont il peut les clarifier et faire pratiquer davantage. Il est aussi important de rappeler que, malgré son nom, on ne parle pas ici d’un dogme dans le sens traditionnel du terme. Les auteurs eux-mêmes insistent qu’il ne s’agit pas d’une méthode stricte et qu’un enseignant peut tout simplement choisir d’inclure des étapes dans ses leçons qui suivent ces principes. Il est d’ailleurs peu probable, et surtout peut souhaitable, qu’un professeur suive toujours pas à pas son plan de leçon ou le livre sans jamais réagir aux besoins ou intérêts immédiats des étudiants. On utilise donc tous déjà beaucoup de ces principes.

Les étudiants débutants

Si le langage provient de la discussion, on peut se demander comment cela peu se produire avec des étudiants débutants qui ne peuvent pas encore former de phrases, cependant, rien n’empêche le professeur de « fournir » la majorité du langage dans les premières classes. Si l’on donne suffisamment de liberté aux étudiants, on remarquera qu’on peut tout du moins se focaliser assez rapidement sur le langage qui provient de leurs interactions, même si celui ne faisait pas partie de nos objectifs.

Les étudiants ne se rendent pas compte de ce qu’ils apprennent

La crainte de nombreux professeurs, y compris ceux qui sont tentés par les principes de l’enseignement «léger » est souvent le manque de preuve de l’apprentissage (surtout si l’enseignement provient principalement de la conversation). Ici, on peut rassurer professeurs et étudiants, et surtout s’assurer que la classe est suffisamment riche en apprentissage, si l’on veille à ce qu’il y ait une trace écrite et suffisamment détaillées des points traités. Cela peut se faire de différentes manières : résumés créés par les étudiants, posters, photo prise du tableau, enregistrement de la classe etc.

Ce qui ressort des discussions ne couvre pas le programme

De nombreux professeurs sont forcés de suivre un programme, surtout en ce qui concerne les points de langue à couvrir et une des peurs serait que le langage produit par les conversations ne corresponde pas au programme. La solution ici semble venir du problème posé : si le langage ne vient pas naturellement des contextes proposés, le contenu linguistique du programme est-il réellement adapté ? Ou bien faut-il changer les contextes ? D’une manière ou d’une autre, si les étudiants ont besoin d’un point de langue lorsqu’ils communiquent, il ressortira naturellement, si ce n’est pas le cas, pourquoi l’enseigner ? En fait, selon l’expérience des adeptes du Dogme, le langage « émergent » permet très souvent de couvrir les points que l’on s’attendrait à traiter à ce niveau… avec quelquefois quelques bonnes surprises de structures qu’on ne pensait pas nos étudiants encore capables d’utiliser.

Un Dogme qui n’en est pas un

Comme toujours, il est bon de toute façon de varier les approches. Ce qui me plaît en tout cas de ces principes, par opposition aux autres méthodes, c’est l’absence de restrictions et d’exclusivité, c’est la possibilité de prendre des risques à son rythme et d’expérimenter et finalement, c’est la fraîcheur des leçons qui gardent toujours un soupçon d’inattendu.

Author’s Bio: Estelle Hélouin est professeur de français et formatrice de professeurs de langues modernes. Elle est actuellement coordinatrice de français pour le centre de ressources de IHWO. Elle possède une licence d’anglais de La Sorbonne, Paris, un PGCE (diplôme d’enseignement secondaire) un CLTA en français et un DELTA de Cambridge. Elle enseigne à IH Londres, dans une autre école pour adultes et en entreprise. Elle a aussi enseigné à IH Séville, où elle était responsable du département de français. Elle présente régulièrement des ateliers, notamment pour la conférence de langues modernes de IH Londres (MoLaCo), et elle s’intéresse particulièrement aux différentes aptitudes d’apprentissage, aux aptitudes réceptives et à la prononciation.